nuago

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Expérience nue : modèle vivant

Je suis là, derrière le rideau attendant de sortir, serrant le peignoir sur mon cou, petite appréhension bien connue, celle de se jeter dans l'inconnu, crampe d'estomac que je sais reconnaître comme la peur doublée d'une excitation, la crainte de ne pas être à la hauteur, d'être ridicule mais avec cette envie de le faire, car ça va aller, je suis motivée, je me suis préparée. Le rideau va s'ouvrir, je vais entrer en scène.

L'envie m'est venue il y a longtemps, je m'étais inscrite aux Beaux Arts en cours du soir et la première année, c'était Henri IV et sa barbichette qu'on devait reproduire au crayon/fusain/sanguine/encre de Chine, je ne peux pas passer sur le Pont Neuf à Paris sans penser à lui et jeter un regard vers la statue équestre à l'entrée de la petite place. Nounours, le prof, passait voir les deuxième année qui s'essayaient aux mêmes techniques mais sur modèle vivant, et j'entrevoyais le nu avec un regard gourmand par l'entrebaillement de la porte. Parfois, il recevait une élève dans cet interstice, une élève qui ne pouvait plus payer son matériel et voulait faire modèle. C'est 30 francs disait Nounours, puis il emmenait la quémandeuse dans son bureau. J'imaginais qu'il lui demandait de se déshabiller et admirait les courbes de la douce nécessiteuse, pour lui seul, avant de l'offrir aux yeux des techniciens, artistes en devenir. 

Tout le monde se relâchait pendant cette absence, les élèves laissaient leur outil. La nue se levait et étirait ses membres engourdis, provoquant chez moi un émoi agréable de la voir s'étirer et tirer ainsi ses seins vers l'infini. Je n'étais sans doute pas la seule à m'émouvoir devant un tel spectacle mais j'étais trop paralysée par mes sentiments intérieurs pour m'intéresser à mes voisins. D'autres parlaient entre eux, habitués.

Pour la petite anecdote, je ne suis pas passée en deuxième année, les cours ont été interrompus un soir, Nounours ayant été arrêté par la maréchaussée, une histoire courait dans les couloirs, de droit de cuissage interdit par le règlement, et le temps qu'ils retrouvent un autre enseignant, j'avais vogué vers une nouvelle vie.

Mais depuis j'y pense souvent, 30 francs quand même, pour me montrer nue et ne rien faire, sauf faire saillir un muscle ou pointer du sein, et encore... Alors après mes expériences nue, en solitaire, en petit groupe ou sur la plage sous des yeux pluriels, pourquoi ne pas tenter. Je suis âgée, ma peau commence à se froisser, créant des ombres, des creux, des tombées ; ça peut intéresser des étudiants. 

 

La nuit des modèles vivants va bientôt avoir lieu, je ne suis pas encore morte, je me renseigne, c'est complet et réservé à une élite expérimenté mais le prof qui mène ces cours en présence de modèle retient ma candidature. Il me pose quelques questions, quelles sont mes motivations par exemple. J'ai bien envie de lui raconter mes expériences, lui dire que je fais cela comme une quête, ou un travail artistique, que j'ai envie de cette performance, raconter le vent sur ma peau, ma découverte du plaisir à l'exhibition, que ça reste très confidentiel, si mes compte rendus sont lus par dix personnes c'est beaucoup. Le cul est aussi damné dans le milieu artistique, on le côtoie, il n'y a pas de psychose, ça doit rester propre. J'opte donc pour lui parler des fins de mois difficiles. C'est un complément de revenus qui m'intéresse monsieur. Il accepte donc ma candidature.

 

Je me suis donc préparée, je suis restée dans mon fauteuil, nue, m'astreignant à rester stoïque, ou allongée sur le canapé. Tenir la pose. Le pied en l'air, l'air de rien, le torse contorsionné. J'ai nagé sur le dos à la piscine, tendant les bras loin dans l'eau pour que mes seins se redressent et restent fermes. Le résultat me convient. Mes cuisses ne pendouillent pas non plus. Mais derrière le rideau, je me maudis, je doute, j'aurais dû mieux m'entraîner. Ma dernière histoire de cul se dresse devant moi, pourquoi a-t-il tout arrêté soudainement ? Les pensées tapent dans ma tête, oh arrête. Je regarde mon ventre qui reste flasque, il a porté la vie, va je t'aime quand même. Je pense à la plage, les regards, les propositions. Je me requinque comme je peux. Ouvrez le rideau, que j'arrête de douter. 

J'entends des pas s'approcher, le prof entrouve le rideau, ma bouche s'assèche, je vais entrer en scène. Il me regarde avec un sourire triste, "désolé-la-séance-est-annulée-les-élèves-ont-décidé-de-faire-grève-je-vais-vous-régler-les-frais-de-déplacement-avez-vous-un-ticket-d'essence-ou-de-train-quelque-chose-pour-la-prochaine-séance-on-va-attendre-je-vous-rappelerai". Les mots arrivent à mon cerveau, de manière saccadée. Frustrée. Maudite époque. Je n'ai plus qu'à me rhabiller.

 



17/11/2019
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