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Assises

Et si.

Et si je n'étais pas comme les autres. Et si je ne pensais pas comme les autres.

En 2019, une connaissance politique est décédée. Elle a été assassinée et les réseaux sociaux puis la presse en ont longuement parlé car c'était un personnage public, d'une cinquantaine d'années, qui avait fait des choses dans la ville, connu pour son engagement politique, son syndicalisme. Il était marié, père d'enfants. Il était aussi connu pour son côté aventurier. Un de ses faits est qu'il avait nettoyé les caves sous la place centrale de manière un peu sauvage. C'est ainsi que je m'étais légèrement frittée avec lui car je n'étais pas d'accord qu'il explore les caves voûtées sans en référer auprès de la DRAC ou des services archéologiques, qu'il fasse cela de manière peut-être dans un but historique et touristique mais pas de manière régulière et mon côté archéologue de formation le vivait mal. Je le lui avais dit. 

Quand j'ai appris son assassinat par sa maîtresse, forcément j'ai été étonnée comme les autres, presque choquée par la forme de mort, inhabituelle, mais en même temps que ce soit par l'une de ses maîtresses ne m'étonnait pas, car il avait beaucoup de charme, des yeux de chat, une façon de parler très douce et de regarder son interlocuteur avec un sourire au fond des yeux. Il avait quelque chose de très charismatique par sa façon de discuter, de donner de l'importance, de respecter l'autre et de contredire tout en faisant comprendre que cela n'était que de la discussion.

Un jour, il m'avait interpellée en tant qu'élue, au sujet de son épouse qui n'était pas contente car je ne lui avais pas dit bonjour. J'avais éclaté de rire à ses propos. "Franchement je ne connais même pas ton épouse peut-être que je lui ai dit bonjour peut-être pas je ne sais pas je n'ai pas salué tout le monde parce que j'étais en retard et que j'avais hâte que cette réunion commence elle était là peut-être oui je sais j'ai vu quelqu'un dans un coin qui parlait avec d'autres personnes j'ai dit bonjour à la cantonnade elle m'a regardé elle n'a pas répondu ben voilà je ne me suis pas présentée je ne savais pas que c'était ton épouse quelle importance d'ailleurs ce que je veux ce sont des actes je veux bien me présenter ou reconnaître les gens par rapport à ce qu'ils font et non pas par rapport à ce qu'ils sont". Il avait fini par reconnaître qu'effectivement c'était stupide cette discussion, on avait d'autres choses à faire, elle était quand même un peu jalouse peut-être possessive elle avait peut-être des raisons de l'être. Par la suite, ce fut lui qui fut élu. Jamais son épouse ne m'a adressé la parole. Elle devait penser que j'étais l'une des favorites de son mari. Non, la favorite des maris de ses amies sans doute. Je faisais partie d'une association qui ramassait des déchets et elle en faisait aussi partie. Les bénévoles l'ont saluée, on lui disait bonjour, attention c'est la femme de l'élu. Ça me faisait rire. Je me suis dit c'est celle qui n'apprécie pas que je ne lui dise pas bonjour. Oui, on en est là.

 

Quand tu es décédé, sa vie a basculé, elle a découvert, ou du moins peut-être le savait elle déjà, tes incartades qui ont été dévoilées sur la place publique, tu as été tué par ta maîtresse, une amante que tu connaissais depuis cinq ans et dont la relation se délitait depuis deux ans. J'ai lu les compte-rendus d'Assises et j'y ai vu un parallèle avec ma propre vie et mes propres histoires avec des hommes mariés. Celle qui t'a assassiné a été exemplaire quelque part dans son meurtre puisque elle t'a tué sur un coup de colère, du moins c'est ce qu'elle dit, et ensuite elle est partie. Elle a appelé les secours pour dire que tu étais blessé, elle ne savait pas que tu étais déjà mort, elle ne t'a pas aidé sur le lieu du crime, elle est rentrée chez elle et par la suite, sur les réseaux sociaux et dans la presse, l'information s'est répandue comme une traînée de poudre, tu étais décédé. Elle a donc averti son époux et ses enfants, elle a raconté sa relation avec toi et ensuite, elle est allée se livrer à la police. C'est en cela l'exemplarité. Elle assume parce qu'elle reconnaît les faits, parce qu'elle sait que cela va bouleverser la vie de sa famille et elle n'est pas lâche, elle ne se sauve pas. Elle a pris les devants et s'est rendue à la police où elle a avoué. Elle a passé quelques temps en prison puis son procès a eu lieu. Là, elle vient d'écoper de 15 ans.

Tu es mort sur le coup. Elle raconte la bagarre, qu'elle est venue te voir car elle voulait savoir si ce qu'on racontait était vrai, que tu partais vivre ailleurs, dans un autre département, avec ton épouse et ta famille, que tu recommençais à vivre une autre histoire, loin d'elle. Toi, tu lui avais dit que tu partais juste en vacances. Elle se doutait bien que c'était faux, elle voulait savoir la vérité. Vous vous êtes disputés, tu l'as fait tomber, elle s'est relevée, elle a pris le couteau qui traînait sur la table et te l'a planté en plein cœur, une lame de 11 cm qu'elle a enfoncée de rage. Tu venais de lui dire qu'elle était bête comme du foin.

Je suis restée sans voix à la lecture de ce compte-rendu. "Bête comme du foin". Toi qu'on dit humaniste.

Forcément, nous n'avons que sa version mais quelque part je sais bien que ces mots-là, tu as pu les prononcer. Je suis triste, triste pour cette femme, elle a souffert, elle t'a aimé, c'est ce que disent les articles de presse qui relatent deux familles complètement détruites en raison de deux femmes qui ont aimé le même homme. Deux femmes mais peut-être qu'il y en avait plus. Je crois bien qu'il y en avait plus.

Mes amis autour de moi disent qu'il faut penser à ton épouse, qu'elle est forte, qu'elle a souffert et gnagnagna. Ils ont raison mais je pense aussi à ta maîtresse, elle a souffert aussi. Quand un homme vous quitte sans le dire, quand vous savez que cet homme vous quitte, il ne faut pas s'effondrer, il ne faut pas se montrer ridicule ou faible, il faut rester digne. C'est difficile. Moi-même pourrais tuer à ce moment-là, la rage est en moi aussi, je ne sais pas me détourner, je dois me gourmander pour ne rien faire. rester stoïque, regarder ailleurs, ne pas montrer ma souffrance mais juste mon indifférence. On me dit des choses, j'encaisse, j'encaisse, je ne sais pas dire "oh là là c'est trop là ça ne va pas", j'encaisse et finalement ça sort plus fort que moi, je ne sais plus me contrôler, je le sais. Je me dis en même temps "contrôle-toi c'est pas ça, ça va pas, contrôle-toi, arrête là arrête là". Sur ma dernière relation, c'était ainsi, je savais bien qu'il ne fallait pas que je réponde à ses sms, que je dois dire tant pis et ne pas écrire des pavés mais j'ai écrit des pavés. J'ai laissé la porte ouverte pour qu'il me fasse mal et il m'a fait mal. J'ai réagi en allant le voir mais je n'ai pas sonné à sa porte, je n'ai pas pris de couteau mais un cadeau que je lui avais apporté. J'ai jeté le cadeau par la fenêtre entrouverte et je lui ai dit des mots horribles juste pour que ça se termine, juste pour arrêter d'avoir mal, pour lui montrer combien j'avais mal. Mais il n'en avait cure.

 

Cet homme a été assassiné et, effectivement, ça ne devait pas aller jusque-là. S'il avait été juste blessé, les pompiers seraient arrivés, il aurait été hospitalisé, la presse en aurait parlé puisque c'est arrivé dans un lieu public, parce que les faits n'auraient pas pu être cachés, peut-être évoqués à mots couverts mais son épouse l'aurait su, elle aurait autant souffert, peut-être qu'aujourd'hui elle ne vivrait plus avec lui, elle serait partie ou pas, les femmes pardonnent. Aujourd'hui elle souffre, elle voit une psychologue, je vois la même, je l'ai croisée une fois dans le couloir, on ne s'est pas dit bonjour...

S'il avait été seulement blessé, il aurait dû affronter les autres, affronter sa famille. affronter sa lâcheté, affronter nos regards de femmes bêtes comme du foin. Hébétées, hagardes, boxées, assises.

 



18/04/2023
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